L’un des axes de travail de Michalis Pichler porte sur la fonction d’auteurvqui est interrogée à partir des pratiques du détournement et de la reprise. À partir du constat d’une réification qui fait converger valeur artistique et économique, l’artiste se propose de la subvertir par des stratégies d’appropriation à la fois critique et ludique qui utilisent principalement la publication comme support. 1
On trouve une première série de détournements dans des interventions sur et par des revues. Dans New York Times Flag Profile (2003), les drapeaux américains publiés par le New York Times à l’occasion du premier anniversaire du 11 septembre sont découpés et reproduits en première page d’un journal dont tout le reste est laissé vide ; Il sera par la suite distribué avec le New York Times. “WAR” diary (2005) donne un contenu plus explicitement politique au détournement en prélevant images et articles d’actualité de guerre dans des journaux de New York entre le 20 mars et le 11 avril 2003.
Mais la notion d’appropriation fait aussi l’objet d’une analyse critique. Ainsi, c’est un usage d’accaparation qui est critiqué dans l’ouvrage Monsanto Company Earnings Call Transcript (2010) qui sert de catalogue à une exposition – « The apparatus of life and death », au Musée d’art contemporain de Skopje en 2010 – où son travail se présentait sous la forme d’une performance.
Comme un contre-point à une monopolisation des ressources de la planète par quelques uns, Pichler a développé une économie artistique s’organisant autour de la collecte de faits quotidiens, proposant par là une forme d’écologie culturelle humaniste. Dans New York Garbage Flag Profile (2005), il a recueilli pendant six mois tous les matériaux produits en masse arborant le drapeau américain et abandonnés dans les rues de New York. Hearts (2008) est une publication qui documente des produits mis au rebut portant des représentations de coeur dans différentes villes du monde. Ces deux derniers travaux associent une documentation photographique et un relevé verbal précis de la constitution et du contenu textuel de cette dernière, laquelle instaure un dialogue entre photographie conceptuelle et poésie concrète. C’est aussi cette attention vis-à-vis du contexte qui limite la réification de ses actions artistiques. Pour Pichler, « si l’on ne se concentre pas seulement sur l’objet trouvé mais sur le contexte, sur ce qu’il laisse derrière lui lorsqu’il a disparu, alors cette orientation constitue l’objet perdu ».
Son travail de détournement passe aussi par la reprise. Un Coup de dés jamais n’abolira le hasard (2008) est une appropriation « hasardeuse » de l’oeuvre éponyme de Mallarmé, où il évide le poème par la pyrogravure d’un laser. Dans le prolongement de l’oeuvre originale, le procès aléatoire de la production de cette publication propose un laisser agir, un lâcher prise comme une alternative à l’auteuritarisme. Des versions de ce travail accentuent un recouvrement entre la publication et la sculpture.
Avec Twentysix Gasoline Stations (2009), il s’agit en apparence d’une reprise littérale d’un livre d’artiste d’Ed Ruscha, qui s’avère, par une lecture minutieuse, une variation subtile. Six Hands and a Cheese Sandwich (2011) est une mise en abyme réflexive, entre reprises et oeuvres reprises, où chacune fait l’objet d’une actualisation par la publication. Ces oeuvres expriment son idée que « l’on ne peut pas précisément dire ce qui n’est pas l’appropriation » : il n’y a pas de frontière catégorique entre ce qui est ou n’est pas une appropriation. Ainsi, Sechsundzwanzig Autobahn Flaggen (2006) peut aussi être considéré comme une reprise métaphorique d’un livre de Ruscha – Royal Road Test (1967) : elle fonctionne comme une dérive fictionnelle qui s’insinue dans le livre de Ruscha en l’ouvrant vers un imaginaire digne d’Antonioni. Toutes ces reprises fonctionnent comme des exemplifications contrastives des oeuvres originelles : comme des variations créatives.
La Déclaration sur l’appropriation, présentée dans le portfolio, s’inscrit dans ses recherches sur la notion d’auteur à partir d’une expérimentation sur la reprise et sur des processus aléatoires de production. Ayant déjà fait l’objet d’une publication, ce qui en fait ici une reprise, sa diffusion dans la revue Marges se caractérise par une actualisation imageante : par la place accordée à chaque énoncé, par leurs associations à une image de Kunst als Ideologie 2 représentant un travail de raturage sur le texte d’un livre, qui en révèle un nouveau contenu. Nous attirons l’attention sur les notes bibliographiques – à consulter de préférence après la lecture des énoncés de la Déclaration – qui à la fois éclaircissent et densifient sa démarche artistique.
Michalis Pichler vit et travaille à Berlin. Diplômé en Beaux-Arts/ Sculpture de l’École d’art de Berlin-Weissensee et en architecture de la Technische Universität de Berlin. Ses actions artistiques se développent à l’international, que ce soit vers les pôles traditionnels (New York, Berlin, Londres…) ou d’autres plus émergents (Europe centrale, Chine…). Il a été artiste en résidence au CNEAI de Chatou, en 2008, au Lion Arts Center d’Adelaide en 2004, au DAAD Arts Fellow de New York en 2002/2003 et au Project and Travel Grant du Goethe-Institut de Belgrade en 2001.
- 1. Pour plus d’informations concernant les publications de Michalis Pichler, consulter son site Internet : www.buypichler.com
- 2. Michalis Pichler, « Kunst als Ideologie », 2003, « Art as Ideology » [noircissements / effacement / poésie pratiqués dans un livre existant], dans « Zur Theorie des sozialistischen Realismus », Berlin, Dietz-Verlag, 1974, p. 515-528. Voir double-page précédente.
Stéphane Reboul, "Déclaration sur l’appropriation et autres axes de travail de Michalis Pichler," Marges: Remake, Reprise, Répétition 17 (2013), 126–128.